Dans la perspective de la construction d’un centre d’enfouissement de déchets nucléaires à BURE (Meuse), un groupe de réflexion sur l’éthique de la gestion de ces déchets s’est constitué en 2011. Onze personnes originaires de la Meuse, de la Haute-Marne, des Vosges et de l’Aube, de sensibilités différentes, croyantes ou non-croyantes, se sont réunies autour de Monseigneur Marc STENGER, évêque de Troyes et président de Pax Christi France. Ce groupe a élaboré un document qui propose des bases éthiques de discernement permettant une prise de conscience de la gravité de cette matière, et susceptible d’aider les citoyens, les élus, les décideurs et les acteurs du nucléaire à considérer en leur âme et conscience la gestion des déchets nucléaires et à envisager les solutions les moins dangereuses pour l’assurer.

Cette synthèse est un condensé de ce document.

Bure

Bure : un village d’une centaine d’habitants dans le département de la Meuse (Lorraine) aux confins de la Haute-Marne (Champagne-Ardenne) et des Vosges (Lorraine).

En 1994, la région de Bure a été ciblée par l’Etat pour y implanter un laboratoire souterrain, en vue d’un éventuel stockage en profondeur (500 mètres) de déchets radioactifs dits MA-VL (Moyenne Activité à Vie Longue) et HA (Haute Activité), dont les HA-VL (Haute Activité et à Vie Longue), les plus dangereux par leur rayonnement intense et leur durée pouvant aller jusqu’à des milliards d’années.

La mise en œuvre du projet est confiée à l’Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA).

Pourquoi à Bure ? Les déchets radioactifs sont dangereux. Aucune solution n’a jamais été trouvée pour les rendre inoffensifs. L’idée de leur enfouissement en couche géologique profonde émerge dans les années 60. Dans les années 80 des tentatives d’implantations échouent. Avec la loi Bataille (1991) les territoires sont incités à se porter volontaires. On parle alors de laboratoires et on promet des actions d’accompagnement…

Finalement, ne resteront en lice que la Meuse et la Haute-Marne, puis un site sur leur frontière commune : Bure.

Bure est-il un projet sans dangers ?  Outre les risques de contamination de l’atmosphère et des nappes phréatiques, il y a les dangers dûs aux transports, ceux liés à l’exploitation du site en surface pendant 100 ans et au stockage en profondeur (incendie, explosion…), et ceux dûs à d’éventuelles intrusions humaines (forages géothermiques par exemple).

L’exigence démocratique. Pendant des années, populations et élus de la région de Bure ont reçu la promesse que le projet en cours n’était et ne serait qu’un laboratoire. Aujourd’hui, à proximité immédiate de ce laboratoire, un projet industriel d’enfouissement géologique bien réel se prépare : CIGéO (Centre Industriel de stockage géologique). Six cent cinquante hectares ont été acquis.

Un Débat public a été organisé en 2005-2006. Il a fait ressortir une préférence pour un stockage en surface, voire sur les sites de production. Ces options qui donnaient une possibilité de surveillance et du temps pour la recherche d’alternatives ont été écartées, de même qu’a été ignoré l’avis des 40 000 signataires d’une pétition locale en 2005-2006.

La loi du 28 juin 2006 décide de passer à une phase d’enfouissement industriel.

Bure : les aspects financiers

Le laboratoire souterrain de recherche de Bure a coûté plus d’un milliard d’euros depuis sa création. La dernière estimation du coût de l’enfouissement est de l’ordre de 35 milliards.

Les mesures dites d’accompagnement économique pour chacun des deux départements sont gérées par deux GIP (Groupements d’Intérêt Public). Elles sont passées de 9 millions d’euros par an en 2000, à 30 millions à partir de 2010. Le président du Conseil général de la Meuse a même souhaité obtenir 50 millions d’euros par an.  Les communes les plus proches reçoivent 654 euros par habitant et par an.

Des milliers d’emplois sont promis. Des actions de parrainage et de dons diversifiés à destination d’associations, d’écoles sont localement menées.

Le coût de ce projet et les menaces pour l’économie régionale interpellent. Quels seraient l’attractivité et le devenir d’une région assimilée à la radioactivité et aux déchets nucléaires : l’Appellation Champagne, les eaux minérales de Vittel-Contrexéville, l’AOC Brie de Meaux, etc. ?

D’autre part, tout cet argent distribué avec largesse peut-il être un remède aux nuisances ?

La communication

L’industrie nucléaire (EDF, CEA, AREVA, ANDRA, etc.) communique beaucoup. L’ANDRA investit dans un site internet très fourni, un grand nombre de plaquettes, des interventions à la radio, à la télévision, dans la presse et le milieu scolaire, des publi-reportages, communiqués, expositions, colloques… Ces instances chargées d’informer le public sont aussi celles qui sont en charge du projet, d’où le risque de conflits d’intérêts.

Si l’on veut comprendre les problématiques posées par la gestion des déchets nucléaires, une vulgarisation s’impose avec le danger de simplifications réductrices. Dès lors plusieurs questions peuvent être soulevées :

Vie courte – vie longue – demi-vie – radioactivité naturelle – radioactivité artificielle – très faible activité – faible activité – moyenne activité – haute activité – faibles doses – colis – déchets ultimes – déchets valorisables… Comment  comprendre ces notions ?

Parce que toutes ces expressions, à force d’être répétées dans les médias, font désormais partie du vocabulaire courant, on a l’impression de les maîtriser. Comment en repérer un usage impropre ou trompeur dans une communication ?

Et quelle appréciation éthique porter sur certaines communications qui apparaissent dans les manuels scolaires ?

L’image aussi participe à la communication. Que penser de l’utilisation d’images bucoliques pour illustrer une activité industrielle dangereuse ?

Les enjeux éthiques

Quelques principes à ne pas oublier

L’énergie nucléaire et ses conséquences touchent à notre vision de l’homme et du monde, aux valeurs et aux engagements humains que nous promouvons.

L’homme a une responsabilité particulière de veilleur et de protecteur par rapport à ce monde. Il a donc le devoir de se donner les moyens de comprendre ce qui est de sa responsabilité.

L’enjeu ne se situe pas simplement au niveau du traitement des déchets, mais bel et bien à celui de l’humanité qu’on veut développer. Nous devons demeurer conscients que les techniques, dont nous avons hérité ou que nous avons créées, peuvent aussi détruire les êtres et les valeurs humaines.

Tout débat concernant l’énergie nucléaire et ses déchets doit être passé au crible des impératifs éthiques dont seul le respect permet que l’homme soit un homme.

– Impératif de responsabilité : il s’agit d’assurer la « sécurité » des populations et d’avoir une vision de l’homme et de son futur qui fasse appel aux techniques les plus appropriées. Ce n’est pas à la technique de déterminer l’avenir de l’homme. Toute technique doit être au service de l’homme.

– Impératif de solidarité : celui-ci devrait nous conduire à reconsidérer nos modes de vie et de consommation. Notre consommation d’électricité est en hausse continue. Notre actuelle « boulimie » d’énergie légitime-t-elle que nous compromettions l’avenir de nos enfants et traitions notre terre de façon irresponsable ?

– Impératif de justice : Faire œuvre de justice serait d’étudier ces orientations à un niveau plus élevé que le seul niveau des intérêts nationaux et à un niveau autre que celui des seuls décideurs économiques. Tous devraient avoir voix au chapitre, puisque tous encourent les risques.

– Impératif de service du bien commun : l’énergie nucléaire serait relativement propre, bon marché et diffusable au plus grand nombre. Elle permettrait de lutter efficacement contre le réchauffement climatique et donnerait une certaine indépendance énergétique à notre pays. Mais, au regard du bien commun, il faut analyser aussi les conséquences de ce choix énergétique, dont le traitement des déchets  (durée de toxicité et dangers). Et si cette notion de bien commun ne peut pas être un dogme, elle doit être un critère déterminant pour ne pas favoriser les intérêts particuliers et pour éviter les impacts sur les générations à venir.

– Impératif de précaution : au même titre que les principes de responsabilité et de solidarité, le principe de précaution, inscrit dans la Constitution de la République Française, doit également être pris en compte dans la réflexion… « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » Instrument au service du bien commun, le principe de précaution est contesté par certains au nom de ce même bien commun, car il empêcherait tout progrès. Pourtant ce principe a toute sa place.

– Impératif de défense de la dignité de l’homme : la dignité de la personne humaine est la valeur la plus universelle qui doit conditionner tout choix politique, économique et social.

– Impératif de vérité : les responsables de la gestion des déchets nucléaires ont aussi un devoir de vérité. A travers la vérité il importe moins de voir si le choix du nucléaire est validé ou invalidé, mais plus encore de savoir si l’homme et tout ce qui fait son humanité trouvent leur compte dans ce choix.

– La responsabilité vis-à-vis des générations futures : que nous soyons pour ou contre l’énergie nucléaire, ses déchets sont là et pour longtemps. Les choix d’aujourd’hui engagent les générations futures qui auront  la charge de gérer nos déchets et de trouver des solutions qui nous font défaut aujourd’hui.

« Chaque génération, recevant temporairement la Terre en héritage, veillera à utiliser raisonnablement les ressources naturelles et à faire en sorte que la vie ne soit pas compromise (…) et que le progrès scientifique et technique dans tous les domaines ne nuise pas à la vie sur Terre (…) Les générations présentes devraient, avant de réaliser des projets majeurs, prendre en considération leurs conséquences possibles pour les générations futures… » (Unesco)

« Il est souhaitable que la communauté internationale et chaque gouvernement sachent contrecarrer efficacement les modalités d’exploitation de l’environnement qui s’avèrent néfastes. Il est par ailleurs impératif que les autorités compétentes entreprennent tous les efforts nécessaires afin que les coûts économiques et sociaux dérivant de l’usage  des ressources naturelles communes soient établis de façon transparente et soient entièrement supportés par ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les générations futures… » (Benoît XVI)

La référence à ces principes est trop souvent faite selon des logiques juxtaposées : logique politico-économique d’une part, logique éthique d’autre part. Celles-ci devraient au contraire s’articuler et ne considérer qu’un seul intérêt, celui de l’humanité.

Quelques questions en suspens…

Que faire des déchets nucléaires qui sont là et de ceux que l’on continue de produire ? L’aspect économique justifie-t-il de tels choix ? Des découvertes scientifiques à venir permettront-elles de traiter autrement ces déchets ? Enfouir, n’est-ce pas oublier trop facilement et nous « débarrasser » d’une réalité trop visible ?

D’autres options pour le traitement à terme des déchets ont été envisagées. Sont-elles aujourd’hui sérieusement étudiées ? Comment relancer les recherches à leur sujet ?

Nous risquons de léguer aux générations à venir non seulement des déchets mais aussi un mode de gestion et une organisation de la société qui rendra difficile toute autre alternative.

Ce modèle qui s’impose déjà à nous ne sera-t-il pas une impasse pour les générations futures ?

Toutes ces questions trouveront-elles leur place dans le Débat public de 2013 ? Continueront-elles à être portées par la suite ?

Alors que faut-il faire ?

– prendre conscience des enjeux économiques, du pouvoir du lobbying, des médias, des réseaux sociaux… dans notre société complexe et multiforme,

– orienter des flux financiers vers d’autres options au lieu de tout miser sur le stockage en profondeur,

– reconnaître la pertinence de la question morale : retrouver le sens de notre humanité et de l’intérêt général.

– prévenir au lieu de guérir. Ne serait-il pas plus sage de cesser de produire des déchets ?

Pour aller plus loin…

Les douze membres du groupe de réflexion qui ont élaboré ce document sont de sensibilités différentes : évêque, prêtres, diacres, hommes et femmes, croyants ou non croyants, syndicalistes, élus municipaux, militants associatifs, de formations professionnelles diverses (universitaires, techniciens, artisans, ouvriers…). Au terme de leur travail, ils en arrivent, pour leur part, aux conclusions suivantes :

– En matière de gestion des déchets nucléaires, le principe de précaution doit être mis en œuvre.

– L’enfouissement en profondeur, à Bure ou ailleurs, pose des questions éthiques majeures.

– La présente réflexion éthique devrait être adaptée aux stockages existants (Soulaines, Morvilliers, La Hague…) ainsi qu’aux projets à l’étude (déchets FAVL, etc.).

– Les potentiels scientifiques, techniques et financiers de chaque pays nucléarisé devraient être mobilisés au service de la recherche d’une solution tout à la fois efficace et éthique.

– Nos styles de vie ont à être reconsidérés d’urgence pour maîtriser notre consommation d’énergie.

Nous souhaitons que ce document constitue pour tous un élément de réflexion et d’échange entre personnes de points de vue différents et aussi une incitation à agir.

Chantal BERTAUX – Françoise & Jacques BERTHET – Jean DEVAUSSUZENET – Jean-Marc GRAND – Michel GUERITTE – Pascal LESEUR – Anne-Marie LIZAMBERT – Michel MARIE – Bernard MILLER – François SIMONET – Marc STENGER

Septembre 2012


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